La taxe Tobin enterrée
Le glas sonne pour la taxe européenne sur les transactions financières. Plusieurs organisations l’enterrent symboliquement, ce mardi, à Bruxelles. Pas sûr que ce soit si symbolique tant cette Arlésienne fiscale semble à nouveau avoir du plomb dans l’aile, à cause de la Belgique cette fois. Jusqu’à la prochaine crise financière ou la prochaine campagne électorale…
On était enfin proche d’un accord, même à dix seulement, et puis patatra ! Voilà que le projet de taxe Tobin ou taxe sur les transactions financières (TTF) semble à nouveau s’effondrer. Cette fois, c’est la Belgique qui freine des quatre fers et veut vider le texte, déjà édulcoré, de sa substance. Le ministre des Finances Johan Van Overtveldt (N-VA) ne cesse de multiplier les attaques contre cette taxe censée combattre les comportements trop spéculatifs. Au point que plusieurs organisations (CNCD 11.11.11., FGTB, CSC, Attac, Oxfam…) ont décidé d’entreprendre son enterrement symbolique, ce 14 juin, dans le parc de Bruxelles, pour alerter l’opinion. Comment en est-on arrivé là ?
La TTF est sur la table de l’Union européenne depuis 2011. Même après la crise bancaire, le G20 – en particulier les Etats-Unis et le Canada – n’avait pas voulu de cette taxe qui donne des boutons aux financiers. La Chancelière allemande Angela Merkel, qui défend le projet depuis longtemps, l’avait alors mis sur la table de l’Union européenne. Elle avait réussi à convaincre son homologue français Nicolas Sarkozy, pourtant hostile à la TTF en arrivant à l’Elysée. Bref, le Parlement européen a soutenu l’idée dès mars 2011, suivi par la Commission qui a présenté une proposition de directive sur une taxe européenne sur les transactions financières.
Celle-ci n’a cependant plus rien à voir avec le projet initial de James Tobin, prix Nobel en 1981. Alors que l’économiste américain envisageait un taux de 1 à 0,1 % sur les transactions financières, les taux européens (qui ne s’appliquent pas aux opérations de change mais à tous les autres marchés financiers) seraient de 0,1 % pour les actions et obligations, et de 0,01 % pour les autres produits financiers retenus, dont les produits dérivés. Sont aussi visées les transactions « intraday », ouvertes et fermées le même jour, parfois en quelques fractions de secondes, qui constituent une grosse partie de la spéculation.
Rendez-vous manqué
A défaut de convaincre tous les Etats de la zone Euro, le projet de TTF a réuni onze d’entre eux. Aujourd’hui, ils ne sont plus que dix, l’Estonie ayant fait défection, l’année dernière. Si la Belgique quittait le navire à son tour, cela porterait à neuf le nombre d’Etats impliqués, ce qui constitue le strict minimum requis pour ce projet de coopération renforcée au sein de l’UE. Or, plus le calendrier est reporté, plus le projet est critiqué et menacé. L’Italie songe, elle aussi, sérieusement à se retirer de la bande. La Slovénie pourrait suivre…
La taxe sur les transactions financières a déjà raté son rendez-vous avec la conférence sur le climat COP 21, en décembre dernier à Paris, malgré les espoirs du président François Hollande. L’accord avait alors été reporté à juin 2016. Nous y sommes. Mais la Belgique cale désormais. Ou plutôt le ministre belge des Finances. En effet, Johan Van Overtveldt (N-VA) ne cesse de réitérer les déclarations ouvertement contre la TTF, avec force arguments, et ce, malgré l’accord de gouvernement en faveur de cette taxe et les rappels à l’ordre du Premier ministre qui réfute que la Belgique cherche à mettre fin au projet.
Soulignons que, lorsqu’il était ministre de la Coopération, Charles Michel (MR), avait pesé de tout son poids pour encourager la taxe sur les transactions financières, alors que la Belgique présidait l’UE. C’était en 2010. Le dessein du libéral était que les recettes seraient utilisées au profit des pays en développement, comme le voulait James Tobin. La cacophonie actuelle au sein du gouvernement Michel à propos de la TTF dure depuis plus de six mois… Cela devient intenable pour le Premier qui ne semble pas parvenir à brider son Grand Argentier.
On doit bien constater que les changements d’attitude politique vis-à-vis de la taxe Tobin sont fréquents depuis le milieu des années 1990, lorsque le président français François Mitterrand en introduisit l’idée, lors d’un sommet mondial pour le développement social, à Copenhague. « Ce sera très difficile à obtenir », avait-il prédit. Il ne croyait pas si bien dire. La taxe Tobin figurera plus tard dans le programme du socialiste Lionel Jospin qui, une fois devenu Premier ministre, chargera son ministre des Finances de l’étudier. Mais Dominique Strauss-Kahn juge cette taxe « impraticable » et la remise au placard. La crise de 2008 changera la donne. Nicolas Sarkozy finit par défendre la TTF, en 2009, toujours contre l’avis de Strauss-Kahn, alors à la tête du FMI. Avant le scrutin de 2012, le candidat Hollande en a, lui aussi, fait une de ses grandes promesses électorales. Puis, une fois élu, il s’est assoupi dessus, jusqu’à ce que l’Allemagne le convainque de souscrire à une position commune.
Pionnier, puis fossoyeur
Jusqu’ici, la Belgique se présentait comme une alliée de Berlin, d’autant que le parlement belge a été le premier à voter, en 2004, une taxe de type Tobin, certes symbolique (car applicable, une fois que les pays de l’Eurozone se seraient accordés), mais surtout pionnière. Peu après la crise de 2008, Yves Leterme en défendait l’idée devant l’ONU et Didier Reynders promettait de persuader les autres ministres des Finances européens d’avancer sur cette matière. Cinq ans plus tard, la crise est loin et les négociations semblent revenir au point zéro. En 2013 déjà, contre toute attente, le service juridique du conseil des ministres belge rendait un avis négatif sur la légalité de la TTF, en contradiction avec les juristes de la Commission européenne. Puis, en septembre dernier, Van Overtveldt piétinait le projet une première fois, en voulant obtenir la garantie que certaines assurances-vie seraient exclues du champ d’application de la taxe.
Il faut dire que le monde financier, allergique au nom même de Tobin, exerce une forte pression et fait le siège tant de l’Elysée que de la rue de la Loi pour tenter de faire péricliter le projet. Il est aidé en cela par la division des économistes fiscalistes sur le sujet. Les « contre » y voient une taxe inefficace dont les banques répercuteraient in fine le coût sur les petits épargnants, sans compter qu’un tel impôt, si il n’est pas appliqué au niveau mondial, entraînerait d’importantes fuites de capitaux des pays taxateurs et la résurgence de centres offshore. Les « pour » affirment qu’il s’agit moins de faisabilité technique que de volonté politique.
En outre, si une telle taxe voyait le jour au sein d’une dizaine de pays européens, il y a fort à parier qu’en cas de succès elle s’imposerait au reste de l’UE, car les opposants seraient à court d’argument. D’ailleurs, le Royaume-Uni, qui ne fait pas partie du projet, a déjà indiqué qu’il attaquerait la directive en justice. Ce qui révèle les craintes de la City de Londres… Quoiqu’il en soit, il est temps que les politiques prennent leur responsabilité et décident d’en finir avec la TTF, soit en l’adoptant soit en l’enterrant. Mais utiliser cette arme fiscale contre les gros spéculateurs comme argument électoral, avant de laisser le projet s’enliser, n’est plus acceptable. Les Arlésiennes finissent par lasser les électeurs.
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